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« Qui est donc assis là, au tréfonds de notre âme, à diriger les mots ? »
John Kalman Stefansson
Cette phrase de Stefansson dit l’ambition de la tête à l’envers : publier des textes qui peuvent, certes, s’attacher au champ de la réalité, mais qui, nécessaires à leur auteur, parlent à ce qu’il y a d’universel en chacun
Ce fut là présent dans le projet, dès avant la création de la maison d’édition.
Et c’est cela même qui a infléchi peu à peu « la tête à l’envers » qui, de généraliste, s’est spécialisée dans la publication de recueils de poésie.
En effet, pendant les deux ans qui ont suivi la création de ma maison d’édition, en juin 2012, j’ai publié des romans, des nouvelles, de la poésie et un texte inclassable entre poésie et psychanalyse, avec la volonté de mettre en lumière des textes courts qui témoignent de la respiration de l’auteur, celle qui se nourrit de son désir.
« C’est quand tu chantes pour toi
que tu ouvres pour les autres
l’espace qu'ils désirent. »
(Guillevic, Le chant)
Peu à peu, j’ai pris conscience que la poésie était la forme qui correspondait le plus intimement à à la sobriété de la concision, par cet art délicat des images, des associations de mots, du rythme, mouvements intérieurs qui nous agitent et qui, bien souvent, nous échappent. Il y a là un travail sur les mots, pour dire au plus juste, y compris ce que l’on ne sait pas. La poésie, qui creuse particulièrement les mots, comme le poète creuse en lui-même, constitue désormais l’essentiel des publications, sous quelle que forme que ce soit : vers libres, prose poétique ou autre.
En réalité, quelque chose d’essentiel réunit les poètes que je publie : l’authenticité totale de leur écriture, leur engagement personnel dans ce qu’ils écrivent, d’où ce qui en découle forcément : l’adéquation entre ce qu’ils nous disent et le style dont ils le disent.
Mais qu’on ne s’y trompe pas : je n’entends pas par là des textes dits « autobiographiques », ce que les artistes ont à dire ne se situe pas toujours dans la réalité de ce qu’ils vivent, bien au contraire !
Je crois qu’ils ne savent pas forcément ce qu’ils ont à dire, ce qu’ils sentent comme une nécessité de dire et cela parce que, comme l’écrit Claudine Bohi dans Naître c’est longtemps : « Nous sommes plus grands que nous », mots sibyllins mais qu’elle explicite aussitôt en ajoutant que nous avons en nous « un réservoir de la langue et donc de la pensée, des sentiments et des sensations », un réservoir immense et inépuisable. Il est immense et inépuisable car il nous vient de bien plus loin que nous, depuis bien avant notre naissance, et il est universel : nous sommes constitués de tous ceux qui nous ont précédés, et notre société l’est aussi de toutes les civilisations qui nous ont précédés (il faut tout l’orgueil de Chateaubriand pour souhaiter « ne se tenir que de soi-même » !)
Le poète est (pour moi…) celui qui peut écouter ces voix, ces mots qui jaillissent à la surface, parfois incohérents, informes, incompréhensibles même et que nous rejetons souvent à cause justement de leur étrangeté (« Je est un autre », disait Rimbaud).
Le poète, celui que j’aime, traversé par ces voix, les accueille, sachant plus ou moins confusément qu’elles proviennent d’une rencontre essentielle entre ses tensions intérieures et qu’il ressent sans forcément les connaître ou se les expliquer, et les tensions dans la réalité, celles du monde social, politique, familial ou amical, celles du monde des sentiments conscients. La réalité vient faire effraction, nous percute et réveille en nous des émotions, angoisses, idées, mots etc. que nous n’avions pas forcément entendus ou repérés. Le poète nous aide alors à mettre des mots sur ce que nous sentons confusément, quelque chose irradie, nous grandissant.
Si la voix est juste, elle va rejoindre en nous quelque chose de nos tensions personnelles, on s’y retrouve, la poésie devient alors universelle.
Guillevic : « C’est quand tu chantes pour toi que tu ouvres pour les autres l’espace du désir ».
Dominique Sierra