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Au fond d’un jardin
Portes entrebâillées vers l’obscur
ton pas s’accorde avec l’écho
vers les pièces familières
d’une maison inconnue
entrevue puis revue
là-bas au fond d’un jardin
lumière d’un été sans fin
qui disparaît puis revient
quand tu ne l’attends plus
tu te hâtes vers la table
de peur qu’elle ne s’évanouisse
avant que tu n’aies eu le temps
ou bien la scène s’offre-t-elle
à ta seule vue
encore et encore
l’espace
d’une question sans réponse
quelles voix murmurent
à ton oreille endormie
des mots qui s’égarent
tu ne les comprends pas
ils s’échappent vers les ombres
tapies loin dans ces replis
où s’attardent des souvenirs
qui ne sont plus les tiens
mais déjà tu aperçois la rive
et tu te retournes en vain
Dans la nuit du poème
Ville inconnue
habitante de tes jours
tu l’écoutes avec l’océan qui se brise
aux portes de ton jardin
rives du Bengale mots étranges
et vertiges de frangipanier
dans l’infini battement de tes veines
tu scrutes les pétales
tracés au creux de tes mains
près des statues endormies
là-bas sous les arbres
et toutes frontières abolies
tu frémis
soulevé par l’aube où tu adviens
dans l’évidence du souffle
La barque
Ils t’ont dit de fermer les yeux
au jour qui embrase l’horizon
dans la clameur des oiseaux
ils t’ont dit d’oublier tes mains
et l’ampleur de leurs rêves
étroite serait la maison
que tu fleurirais pour eux seuls
dans l’oubli des couleurs que tu aimes
au nom de qui au nom de quoi
renoncerais-tu à l’immensité du ciel
et à l’errance des étoiles ?
les chemins de la terre seront vastes
à ton pas
le souffle du vent caresse à tes joues
et le soleil boussole fidèle
jusqu’aux contrées de la lune
au nom de qui au nom de quoi
renoncerais-tu au vertige du temps
sous tes pieds épris de montagne
et de la promesse de l’arbre au lointain ?
les heures sont trop brèves
le fleuve s’étrécit rattrapé par les ombres
et le vol du papillon se dérobe
furtif comme l’encre du poème
regarde la mer toute proche
sans se lasser la vague y épelle
mille récits à déchiffrer
avec l’ivresse du voyage
car tes mains sauront bâtir
la barque pour ton essor
elles l’ont toujours su
ils n’oseront plus t’en empêcher
Près de la route, non loin de Zigoneni… Des chevaux paissent en liberté, caracolent au crépuscule. Leurs flancs luisants frémissent dans un dernier reste de lumière. Le virage me plonge soudain dans une scène surgie de profondeurs endormies, oubliées dans un vieux livre ou sur une toile dont j’ai perdu le nom. Les flammes dansent, montent vers le ciel obscurci. Les visages sont éclairés de lueurs dorées. Silencieux et pensifs, alors que la nuit gagne la campagne. Deux roulottes de bois à l’arrière. Les bâches de toile sont repliées et d’autres personnes y sont assises, tournées elles aussi vers le feu, dans un rituel à la fois muet et fervent. Les chevelures sombres retombent sur des épaules fières. Les larges jupes fleuries reposent… Tout à l’heure déjà, elles accompagnaient le pas d’autres femmes qui allaient de maison en maison au bord de cette route de campagne. À la lisière du monde, juste entraperçu, encore un autre… Des chemins invisibles. Ils enferment les uns, écartent les autres. Le fil du temps se dévide, identique pour eux depuis les voyageurs qui les ont peints ou racontés autrefois. La nuit brouille la surface des choses et je perds toute certitude. Je garde au fond de moi les hautes flammes du feu de camp aperçu alors que le crépuscule engloutissait les petites maisons à arcades, les vergers et les potagers. Les jours suivants, j’ai repris la même route et guetté les chevaux et les roulottes de bois. En vain. Il y a des visions qui restent vouées à ne jamais tout à fait s’incarner. Elles demeurent installées dans la nuit, signes fugitifs de mille strates logées dans l’épaisseur de nos vies, brèves empreintes laissées par ceux que nous croisons, sans les connaître.
Des voix du passé
Nous marchons dans l’obscurité
Sans relâche elle défait le passé
comme les pages d’un livre usé
de grands arbres chuchotent
au fond du jardin
nous effleurons du bout des doigts
des écorces parfumées et d’épais feuillages
en quête de poèmes
épelés dans un alphabet perdu
des voix d’adultes résonnaient tard dans la nuit
nous berçaient vers un sommeil confiant
nous ne comprenions pas toujours
les mots portés par la brise
depuis une véranda vide
comment les oublier
alors que le présent s’éloigne
une promesse à tenir
et une énigme à résoudre
Saveurs d’encre
L’auteur
trace ses traits
jour après jour
au levant de la page
penché
il contemple
aux lisières du temps
ce qui jaillit
et qu’il ne connaissait pas
tant de paysages
à l’envers de l’encre
peuplés d’arbres
dont il ignorait le nom
des promeneurs
à l’envers de lignes
qui tremblent
sous la brise
patient
il prête l’oreille
aux souffles
et aux murmures
est-ce une femme
est-ce un homme
ou le mystère des mots
devenus son chemin
il doute il s’émerveille
il craint
passe la main
à l’orée de verre
où se croisent
mille reflets
puis reprend
coutumier
de l’inachevé
et de l’attente
seul car il est seul
à marcher
terres nocturnes
ensoleillées de ses rêves
et du lent voyage des mots
dont il a hérité
il les cherche
et il les fuit
épris et apeuré
de ce qu’elles portent
et que des phrases
viennent chuchoter
jusqu’à sa table
ensommeillée
de page en page
lui et un autre
il ne le connaît pas encore
peu à peu
devient
de ligne en ligne
Et les langues sont des fleuves
Les langues sont des fleuves
et les fleuves sont chemins à notre errance
même les forêts et les arbres
s’écartent sur leur passage
sans que vents et tempêtes
puissent trouver à redire
ils entendent les mots
pierres rugueuses
chargées d’histoires et d’images
s’entrechoquer avec les rêves
puis se quereller avec le jour
les langues sont des montagnes
et les montagnes nous parlent d’envol
même les pluies d’automne s’arrêtent
hissées sur la pointe de leurs pieds
pour les écouter chanter
sans que les nuages
veuillent leur fausser compagnie
fleuves et langues
mènent à d’étonnantes contrées
jamais tout à fait pareilles
jamais tout à fait autres
depuis la cime des langues
j’aperçois un pays
des pays
j’entends une langue
des langues
elles roulent et s’enroulent
chuchotent à l’infini
leur rumeur de coquillages
et je franchis le fleuve
avant d’en rejoindre un autre
et puis un autre
dans le troublant vertige de l’écho
Les mots comme braises
Comme les couleurs, restent les mots. L’eau se disperse, chassée par le vent. S’évapore, bue à longs traits par la lumière. Demeurent des gemmes de sel. Elles scintillent au soleil. Lui livrent mille fragments d’histoires cachées. Gem-mes de sel offertes au promeneur, accrues de tant de silences, d’espoirs et de désirs déçus. Gemmes de sel, accrues du passage des autres, marcheurs sur la page, glaneurs de mots qu’ils saisissent entre leurs paumes et transmettent à leur tour. Gemmes de sel délivrées des remous de la mer, de la gangue des jours. Mots lavés d’errance et de lumière, si l’on a la patience de les écouter, les espérer au seuil où vient la nuit de nous-mêmes.
Quand le lieu se fait multiple et puis s’absente, écrire revêt tellement plus qu’un poignant désir de retour. Vision d’un monde transformé, celui que nous cherchons dans l’épaisseur de voiles voués à nous échapper. Mots comme signes déposés dans l’immensité où nous cherchons à être, autant qu’à rejoindre l’autre. Un souffle suffit à disperser la cendre. Mots perdus dans l’incandescence. Déposés, puis éparpillés. Succession de signes à la lisière du visible et l’attente d’un sens au paysage que nous cherchons à habiter. Et parfois les mots joints comme braises fulgurantes, là où on ne les attendait plus.