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Depuis quelque temps déjà, je gardais soigneusement un numéro de téléphone, et un nom.
Le nom d’une femme, court, clair, net. Sans u ni e ni é ni ce r qui doit venir de la gorge si on veut le prononcer sans le déformer, ce qui révèlerait qu’on n’est pas Français. Cette femme ne portait pas un nom français.
Ma mère venait de mourir et depuis sa mort, à part mes souvenirs, il ne me restait plus personne sur terre, quelqu’un à moi, comme on dit mon père à moi, mon frère à moi, mon mari à moi, ma mère à moi, ils n’étaient plus là. Mon père est mort quand j’étais très jeune, mon frère aussi. Je restais seule au monde, orpheline. Ce n’était pas nouveau. J’avais déjà éprouvé un sentiment similaire dans mon pays. Seulement, chez soi, dans son propre pays, on est orphelin au même titre que tout le monde. Par contre, quand on est obligé de le quitter, on est seul de tout ce qu’on a dû abandonner et de ce qu’on vous a pris et l’on devient envieux de ce qu’on imagine que les autres possèdent. On imagine que les autres, ceux qui ne sont pas moi, tous les autres, savent ce qu’ils veulent, où ils se trouvent et où ils vont et on repousse la question à l’improbable réponse : Et moi ? Cette question transperce comme un clou, diffuse une douleur intense, et un vertige interminable nous fait toucher du doigt en quoi consiste notre dépaysement. Comme lorsqu’aux heures de pointe, sur les quais du métro, au milieu d’une foule qui s’agite, qui se bouscule, prête à vous avaler ou à vous éjecter, qui fourmille, court, trébuche, trépigne, vous êtes seul au monde pendant qu’eux ils ont l’air de savoir où ils vont. Tous, sauf moi ! C’est alors que se révèle le sens vrai du mot dépossession, et le risque de devenir son propre objet d’abjection.