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Régis Lefort
Le livre s’ouvre sur un art poétique. Il « parle du langage et de la création. Ce qu’écrire doit et fait au corps. ». Et les poèmes qui suivent mettent en œuvre – mieux qu’en scène, car ils parlent aux couches profondes de l’être – l’effet de l’acte d’écrire depuis le corps (chair, bouche, yeux). Le corps est au centre du système de création, le poème a une dette : il doit au corps d’être poème. Ou plutôt, au centre, dans « ce noyau-là », il y a « ça » et « l’incompréhension », c’est-à-dire une émergence, quelque chose de fulgurant, le surgissement d’un « charivari de mots » qui nous dépasse et nous comprend et une parole venue d’une « bouche de chair /qui mange le silence » : « au centre // un blanc / serti de mots ».
Claudine Bohi pourrait dire, reprenant les mots du poète Henry Bauchau : « En tout j’épanouis l’énergie des contraires ». De fait, nombreuses sont les expressions qui jouent sur l’oxymore comme « un grand calme tourbillonnant », « dedans / dehors », « une mort légère », une voix qui « s’allège profond » ou « un futur / très antérieur ». Dans ce « lieu sans rive » qu’est le poème, la poète cherche ce que Christian Hubin appelle préfiguration et qu’elle nomme « le non advenu » ; elle cherche une forme de pureté du mot, son état de bouche avant la naissance – « c’est dans la bouche [qu’elle] tente d’habiter » –, elle cherche la naissance permanente du mot, sa dynamique car là est « une vérité / étrangement vraie ». En effet, un poème met en œuvre des dynamiques de langue.
Toutefois, pour la poète, au commencement est la douleur, celle de la séparation car, selon elle, toute naissance est une séparation. Son poème est une séparation. Du reste, elle a beau être « avec », elle est « jamais là où ». Alors elle rêve d’une « anonyme disparition », peut-être de cette mallarméenne « disparition élocutoire du poète, qui cède l’initiative aux mots » et qui caractérise « l’œuvre pure ». De la sorte, elle se dirige vers un originel du signe.
Nous pourrions rapprocher ces deux arts que sont la poésie et la danse, cette dernière, comme le poème, montrant ce qu’elle fait au corps. Le poème de Claudine Bohi est un « corps intérieur / brûlant dans tous les mots ». Tout part donc du corps et se développe selon un incendie de mots, ce qui n’est pas loin de rappeler Mallarmé et ses mots qui « s’allument de reflets réciproques comme une virtuelle traînée de feu sur des pierreries ».
Il s’agit peut-être de trouver dans l’écriture le point d’achoppement ou le point de fusion-confusion entre le verbe et le corps de manière que le signe devienne corps et vice versa. Car la langue est plus efficiente lorsque ses mots livrent leur distance dynamique selon une loi mystérieuse et légère que transcende le corps. Claudine Bohi nomme cela « la sorcellerie évocatoire dont parle Baudelaire ». Elle sait que dans le « vertige / qui rend libre », le poème est ce à quoi il s’arrache comme poème. Le temps disparaît-il pour autant « dans sa mise en espace », comme le note la poète ? Si c’est le cas, c’est que le lecteur a pris le relais de la poète et vit lui aussi cette « conjonction amoureuse » comme aime à le rappeler Henry Bauchau pour son œuvre propre, en appelant ainsi à l’esthétique mallarméenne.
Naître c’est longtemps, qui vient d’être couronné par le prix Mallarmé 2019, témoigne avant tout « de cette immensité qui est en nous » en laquelle il faut sans cesse naître pour vivre. Ou plutôt, c’est dans l’acceptation de la mort-naissance de chaque instant que l’on habite en poète. Nous pourrions le dire, encore une fois, en empruntant au poète Henry Bauchau : il s’agit d’être « Natif de [ses] ruines surgissantes ».
Régis Lefort, 14 juin 2019