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Angèle Paoli pour Terres de femmes
« C’ÉTAIT UN SONGE PEUT-ÊTRE »
Payne. Il est rare qu’un titre m’ait d’emblée autant déconcertée. De même que les seize sections qui composent le recueil. Au prime abord, le mot « Payne » n’a rien évoqué en moi. Aucun écho. Ni chant ni couleur. S’agissait-il d’un toponyme ? Était-ce le nom d’un acteur, d'un cinéaste ou d’un chanteur d’opéra ? « Payne » me tournait dans la tête. Je roulais le galet de ce mot sous la langue, qui peinait à franchir le [y]. Un léger mamelon qu’il me fallait gravir ?
Dans ce mot isolé, sans déterminant ni adjectif, j’ai d’abord entendu [pɛn]. Mais le « peine » du poena latin. Dont l’acception m’évoque un « châtiment » ou une « souffrance ». Au fil des pages, j’ai cherché des indices ou bien des occurrences. Le mot « peine » est bien attesté par deux fois dans l’ouvrage. Dans l’expression « à peine » et dans celle, plus sibylline, de « liqueurs de peine ». À plusieurs reprises, au fil des vers, il est pourtant bien question de « tourment ». Quelque chose d’irrémédiable semble s’être produit. Serait-ce un lent cheminement qui se solde par une absence ? Un accident mortel, peut-être ? Une déchirure douloureuse que trahit cet aveu :
« Car il était des absences qui comptaient pour regard ».
Me le suggère corrélativement, en première de couverture, le filet vertical noir de la gravure de Renaud Allirand. Une faille prononcée (ou une fêlure) qui déchire un horizon gris-bleu, et qui disjoint l’intitulé du titre Payne du nom de l’auteur, Florent Papin. La blessure aurait donc un nom. Et la peine pourrait être celle de l’auteur du recueil. Soudain, alors que j’achève ma lecture de l’ouvrage, surgit le mot « Payne ». Dans le dernier poème. Dans l’expression « gris de Payne ». J’ignorais tout du « gris de Payne » jusqu’au moment où, dans le paratexte, en pied du premier rabat de couverture, j’ai découvert cette phrase :
« Les gravures réunies dans l’ouvrage ont été encrées en gris de Payne, mélange de couleurs froides et minérales qui tend vers le gris-bleu ardoise. »
Je connaissais le bleu de Prusse, le rouge fuchsia du magenta, le bleu-vert du cyan, la pourpre impériale ou cardinalice, le violet de la mauve. Mais j’ignorais qu’il existât un gris de Payne (lequel Payne porte une capitale à l’initiale du mot). Peut-être cet anthroponyme ou anthropotoponyme est-il une réminiscence de la géographie amoureuse du Tendre ? Mais je fais probablement fausse route. Je retourne de ce fait aux gravures, au nombre de cinq, parfois proches de certaines toiles suprématistes, qui s’insèrent entre les poèmes. Je l’avoue, c’est bien par là que s’est vraiment faite ma véritable entrée dans le recueil.
Alors oui, les couleurs. J’énumère posément chacune d’entre elles. Grisâtre. Blanc. Noir. Bleu-gris. Gris de Payne. Sans oublier le jaune du frêne et les deux pointes de rouge. Mais c’est le blanc qui a le dessus, qui draine avec lui (dans le contexte du recueil) l’idée de « blême » :
« Le cerfeuil rougirait mais les eaux resteraient blêmes ».
Le monde dans lequel évolue le poète et dans lequel pénètre, sur la pointe des pieds, la lectrice que je suis, est un monde minéral. Roches et sols, pierres et gravier, gypses et schistes ; glaces et grêles, silts et limaille, briques, tuf et tourbe… Salpêtre. Un minéral auquel se marie une végétation bien particulière de pierriers, touffes et broussailles accrochées aux parois des montagnes. Un paysage de sapins, de mélèzes, de pentes et de cassures, de verticalités et d’aiguilles. Un univers hostile au « murmure de ciment froid » et de « lumière glacée. » Mais aussi un univers d’attente et de rétention pour des jeunes gens impatients d’entrer en action et sans doute de se lancer à l’assaut des à-pics :
« De l’autre côté de l’hiver
Nous attenions sans fin
Je me rappelle très bien ce tourment d’active
Intrépide au front des eaux résurgentes
Nous figurions dix-huit ».
Et cette strophe, à la fin du chant II, qui fait allusion à un passé vécu et aux images que celui-ci charrie dans la mémoire :
« Que l’on insiste à dire ce qu’il y aura eu de beau
À nous laisser surprendre
En plein mime
Suspendus et comme ébouriffés de bruyère
Tandis qu’un sol gelé flanchait à nos arrières
Répandu au seuil de brasiers mal éteints ».
Parvenue à ce seuil de lecture, je prends conscience de l’absence totale de points de ponctuation dans le recueil. Si ce n’est dans l’accroche numérotée de chacun des poèmes. Une absence qui confère à l’ensemble sa fluidité musicale. Ce qui m’avait échappé à première lecture s’est imposé dès lors comme une évidence. Le paysage recule. Ses couleurs incolores refluent à l’arrière-plan pour céder place au chant. Lequel est servi par un riche champ lexical disséminé dans les poèmes. Musique chant silence soupir murmure atonal voix timbre… Servi aussi par une insistance sur la répétition. Un ressassement intérieur qui passe à la fois par les allitérations (ici en [s]) et par le refrain. Panser la souffrance. Le poème se fait parfois mélopée racinienne ou mallarméenne :
« Et l’on y soupirait la lente dépossession des feuilles
Comme soupire au soir la tourbe des pleins nord
C’était un songe peut-être
Insoupçonnable en son vouloir divers
— N’oubliez rien des chevelures, n’oubliez rien des jambes
C’était un songe peut-être
Mais d’où le tenaient-ils ? »
Un chant déchirant. Un chant qui pulse aussi sous la violence, celle des terres et celle que subissent les hommes ; violence qui transparaît dans la manière qu’a le poète de façonner les phrases. Une écriture qui déroute, qui ne se livre (ou ne se révèle) que peu à peu, dans la patience, après plusieurs lectures. Pour révéler, comme en ombres chinoises, les contours de cette « fable hermétique ». De sorte que la lectrice, un peu désemparée par la singularité de ces poèmes, s’arrime elle aussi aux mots et aux phrases, comme les « dix-huit » aux gerbes et aux cassures qui les entourent. Comme dans les documents palimpsestes, le sens se fait jour peu à peu. En filigrane se dévoilent les faits, et les clameurs laissent place à la clarté sublime du chant :
« Demain se débrouilleront les pas
Mais que ce chant-ci soit des plus clairs
Dans le faillir même
À la levée des buttes
Dressées sans coquillages ni briques ».
Dans un contexte où dominent les temps du passé, le futur d’anticipation du premier vers ainsi que le vœu formulé dans la suite du poème mettent en relief l’intensité bouleversante de ce qui a eu lieu.
Cheminement à travers un songe douloureux, Payne est remémoration de ce qui a été vécu. En attestent les derniers vers :
« Tout cela est vrai
Et à présent, je me rappelle ».
Le vers final incite à reprendre les chants da capo. À les intérioriser dans le silence. Afin d’en percevoir, dans l’intime de la lecture, toutes les nuances et toutes les subtiles vibrations.