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Régis Lefort pour Poezibao
La préfiguration du poème : l’œil métamorphique du son
Payne est tout de musicalité bâti. On le sait dès le titre, par intuition. On a roulé le mot dans sa bouche, on l’a laissé diffuser son sel maritime, on ne connaît pourtant rien de ce pays-ne, mais on pense déjà à un lieu, un lieu qui serait le non-lieu ou bien encore le lieu secret du poème, où rien n’a besoin de se justifier, où tout est, où tout advient en liberté. On veut entrer. On se moque de savoir ce que ça veut dire, on s’en saisit, on l’écrase précautionneusement dans la bouche, on goûte déjà son élégance, on coince le « y » entre les molaires et comme mâchant faussement pour ne pas l’abîmer on fait glisser le « ne » de « Payne » aussi discrètement que possible afin de ne pas détacher la syllabe. Puis on laisse peu à peu fondre le tout dans un silence presque religieux (au sens étymologique de religare, lier) jusqu’à ouvrir les yeux au début du poème. Le titre intrigue, attire, fait déjà vibrer la corde du chant et emplit d’air nos poumons, même si nous n’en avons pas encore tout à fait conscience. Le poème de Florent Papin est préfiguration. Il est le mot d’avant le mot, le mot de naître à chaque vers, encore et en avant. Il ancre dans le passé une projection future. Il enrôle, il cajole, il berce, mais il fait de toute nostalgie une mélancolénergie et nous avons rompu dès le début avec le bruit assourdissant de notre quotidien, fût-il même de silence, car nous avons plongé dans un autre espace-temps. Non pas un autre, l’Autre, indéfectiblement :
Chaque heure retenait sa musique
Et des ports jamais ne naîtraient
Dans le sillage des feuilles
Chargées tantôt d’humeurs, tantôt ivres de soupirer
L’écho de ciel qui n’était pas leurs
Ce qui se dit sans se dévoiler, c’est cela le grand poème, c’est le chant dans la caisse de résonance du corps qui amplifie votre émotion avec la sienne. Tout une gamme de sons, de couleurs, de parfums se répondent et ce dès l’ouverture. Il s’agit peut-être moins de correspondances baudelairiennes que d’une nouvelle alchimie. Florent Papin est alchimiste du langage et transforme – est-ce un « songe » – notre nuit en une nuit du bouleversement.
Il convenait – comme nous le regrettions – que la pierre se tût
Abstenue sûrement moins que stupéfaite
Interdite plutôt, pour qui ne craint de dire l’exact
Comme dans tout le livre, les sons, ici, ouvrent un espace imaginaire ou imaginatif ou, en tout cas, sont d’une telle puissance que, poussant notre imagination à l’invention première de la lumière, ils en éveillent nos sens, ou plutôt ils éveillent en nous une nouvelle intériorité, ils donnent à la terre la violence harmonique de leur pas. Ce qui se ferme dans les vocaliques du mot « abstenue » (a-e-u) se rouvre à la fin du même vers avec « stupéfaite » (u-é-è), et va s’amplifiant puisque tout s’est ouvert, le « e » en pinçant pour l’accent jusqu’au « é » et le a s’évasant légèrement en « è ». Quelque chose frémit, que nous avons saisi, touché de l’œil ou goûté, et dont nous attendons une plus ample manifestation pour faire résonner le bonheur du partage. Mais rien ne se confie du poème si aisément. Un poème, il faut le mériter en écoutant sa voix, en l’adoptant, en l’épousant, en s’en faisant une peau. Alors bat avec lui, le poème, ou avec elle, la voix, le rythme naissant des abysses. Le poète nous prend par la main, nous invite dans sa nuit, qui est peut-être l’a-nuit et accompagne notre cheminement.
Ce qui vient de nous enserrer, de nous altérer, de nous désaltérer, nous est rivé au corps – fond d’œil et fond d’oreille – dans un mitraillage pluri-sensoriel. On l’a senti dès le début, on pensait ne plus s’en relever tant le vent qui soufflait dès les premières notes nous avait laissé rompus, mais on le dit clairement désormais : « pour qui ne craint de dire l’exact », tout se livre du monde dans le secret confondant de la transgression. Quel interdit ? Quelle transgression ?
Il s’agit là de métamorphose. La langue du poète est roche métamorphique. Elle transforme le son en image, la boue en or, et l’ici-là en tout-là-bas. Pourtant, même si nous sommes presque tous emportés avec le premier des poèmes de Payne, il se peut que certains n’aient encore rien vu, n’aient pas suivi le mouvement qui happe le lecteur attentif à ce qui frappe en lui comme un rythme de cœur. Ne pas regretter, ne pas s’impatienter, se laisser gagner : « ce n’était pas l’heure, voilà tout / Et le sel sur les roches égrainait des noms marins ». Entrons alors « de l’autre côté de l’hiver ». Nous avons changé de forme, nous atten[ons] sans fin ». Reste à se livrer. En confiance. Pour la confidence. Et la présence.
Ainsi se déclinent dès lors seize sections, dont on peut noter que deux d’entre elles forment rupture en ce sens qu’elles rompent une narration à l’imparfait, ce temps duratif qui accroît en sa forme un espace onirique. La première, au présent de l’indicatif, est de l’ordre du questionnement, de l’étonnement et oblige à une pause : « D’où vient l’image que le jour se lève » ou « À quoi voit-on que pareil jour se lève ». La seconde, qui privilégie la phrase nominale, descriptive absolument, établit, en cinq paragraphes réguliers, l’orientation de la vision. Un questionnement et une description-injonction, la loi du poème, à la fois doute, lumière et assertion sans que rien ne se soustraie.
S’agit-il d’une « fable hermétique », ou d’un « décalage, conséquemment » ? De fait, quelque chose d’un gris de Payne, cette couleur grise à tendance bleue, obtenue par le mélange de plusieurs pigments par l’aquarelliste, définit un entre deux d’où l’informe, l’impalpable, l’inouï prennent consistance, de la même façon que le poète avec ses mots cherche cette couleur subtile. Cet espace, encore appelé « passe grisâtre » ou « bleu gris », animé d’un mouvement « Atonal moins qu’épuisé de blanc », révèle à de certains moments sa dynamique puissante de l’engendrement. Mais l’œil doit se méfier de son caractère « irrésolu, flagrant » qui fait se précipiter la vision jusqu’à un paysage de « fixités ». Car tout est mouvement, métamorphose, enroulement de la matière comme le poème pourrait se définir comme une alchimique contrée. Rien n’y est sûr qu’une volonté de prendre « possession des terres ». Mais « sans traces », les terres s’évanouissent. Et si le poète doute au début de la maîtrise de son art, tout finit par advenir à qui sait attendre « la lente dépossession des feuilles ».
Peu à peu la nuit du poème est ourlée d’un souffle d’air qui laisse advenir un peu de blanc. Puis c’est au tour du limon (« les silts ») de rougeoyer. Le lecteur est alors dans ce mouvement incessant qui le porte vers le naissant, vers l’orient de toute chose, vers un originel du signe. N’est plus important alors que le cheminement. Non pas le but mais le cheminement. Le cheminement dans la profondeur des terres. C’est là que prend toute sa valeur ce « gris de Payne » du titre. Dans cet espace en demi-teinte ou plutôt dans cet espace où la lumière se joue des ombres guerrières, dans cet espace où la déclivité est garante à la fois de l’équilibre et de sa perte, l’œil « se hiss[e] / Plus sûrement / À même les paupières » et le poète devient bouche d’ombre ou chambre d’écho. Des voix se font entendre, et le souvenir, pour porter le lendemain vers sa source : « C’était donc ça la plénitude des sols / Une saison exagérée de pas ». C’est dans cette géographie langagière que le poète se rappelle et nous appelle.
Lire. Relire Florent Papin. Son gris de Payne. Et se sentir conquis. Infiniment.